Par Laurent Voisin
Cette sous espèce décrit exclusivement les populations du massif montagneux du Kaçkar, qui longe la côte de la mer Noire au nord-est de la Turquie. Dans le Petit et le Grand Caucase se trouve l’espèce nominale, de décoration alaire plus chargée, surtout chez la femelle, rencontrée par des membres de l’ALF à proximité du Mont Elbrouz en Russie (voir sur ce site internet l’article : Rhopalocères du Caucase).
Situation géographique
L’imposant ouvrage de Hesselbarth et al., Die Tagfalter der Türkei, recense en 1995 quelques rares localités pour ce taxon : une à l’extrémité sud-ouest du massif, et les autres en versant nord de la chaîne dans sa partie centrale (Parc national du Kaçkar Daglari).
Depuis quelques photographies plus ou moins récentes ont été publiées sur les sites internet turcs dédiés aux papillons, avec des localisations approximatives mais cohérentes avec la bibliographie : une photo pour l’extrémité ouest, les autres sur le centre de la chaîne du Kaçkar.
Comparativement aux autres apollons de l’Europe et du bassin méditerranéen, ce taxon semble assez difficile à rencontrer, car à la fois peu accessible et très peu répandu.
Toutes les références mentionnent des altitudes comprises entre 2800 et 3300 m, vraisemblablement en lien avec la présence des plantes-hôtes, du genre Corydalis de la famille des Fumariaceae (classification classique) ou de celle des Papaveraceae (classification phylogénétique), consommées aussi par P. mnemosyne, selon la bibliographie.
Aidé par le spécialiste actuel de la localisation de cette sous-espèce, l’ingénieur agronome Murat Genç, je suis allé prospecter ces montagnes du 9 au 12 août 2015 dans l’espoir de trouver le papillon dans un de ses biotopes. La région de Rize est bien desservie par l’aéroport de Trabzon et une voie rapide longeant la côte de la mer Noire jusqu’à la frontière géorgienne vers l’est (Batumi). On accède ensuite aux montagnes par quelques routes secondaires (en traversant la zone de répartition de Allancastria caucasica), par exemple vers la station de tourisme estival d’Ayder, bon point de départ pour quelques pistes grimpant sur le massif. On n’est cependant que dans le premier étage montagnard : pour passer de 1500 m à 3000 m environ, il reste encore quelques heures de piste vers les hameaux occupés en été par des bergers, et enfin quelques heures de montée à pied, en fonction de l’objectif choisi.
Le premier biotope
Murat me fait profiter de sa connaissance du terrain : il me conduit, le 9 août, sur un biotope qu’il suit depuis quelques années, sur lequel nous attend P. nordmanni. Il apparaît assez abondant mais sur une zone très localisée, entre 2900 et 3000 m d’altitude, sur des pentes raides assez fleuries orientées vers l’ouest. Nous ne reconnaissons pas de corydale, mais en cette saison leurs fleurs sont fanées et les feuilles peu évidentes à distinguer. Des femelles volent inlassablement près du sol dès 10h30, ne se posant sur les pierres que lors de passages nuageux, ce qui est idéal pour les photographier. Je ne les vois pas fréquenter la maigre végétation pour pondre. Des mâles moins nombreux volent en même temps, et butinent les diverses fleurs disponibles sur les éboulis fins de roches granitiques.
Parnassius (Driopa) nordmanni thomai de Freina, 1980
Sur le même biotope, d’autres espèces
Mon guide ayant rejoint sur la côte son travail de direction d’une usine de conditionnement de thé, (principale production à Rize), je pars seul explorer différents sites dans la région.
D’abord autour de 2000 m d’altitude, sur des alpages très fleuris entrecoupés de torrents et de barres rocheuses, dans l’espoir de rencontrer le représentant local du grand apollon, Parnassius apollo tirabzonus Sheljuzhko 1924, de grande taille et richement orné. Aucun individu de cette sous-espèce ne se laisse observer, malgré sa présence avérée sur de tels sites d’après mon guide : selon lui, la période d’émergence est courte dans cette région (deux semaines), et mi-août serait légèrement trop tardif. En revanche, au moins trois espèces du genre Erebia y sont abondantes, sur les quatre possibles (pas reconnu E. aethiops melusina Herrich-Schäffer, 1847), ainsi que Boloria caucasica Lederer, 1853 et plusieurs Lycaenidae, que je ne sais identifier. Sont également présents quelques Pieridae dont au moins un Colias, quelques Hesperidae, et des vanesses moins exotiques (petite tortue, paon du jour, vulcain). Au total, une quinzaine d’espèces de Rhopalocères se côtoient, dont plusieurs endémiques de la zone, jusqu’à 2500 m environ. Au moins deux espèces de zygènes sont également très présentes, tout comme des microlépidoptères diurnes et, plus étrange, un grand sphinx très fugace.
Nymphalidae
Pieridae
Lycaenidae
Hesperiidae
Zygaenidae
Le second biotope
Sur un sentier menant aux sommets du massif, j’ai la surprise de croiser un Parnassius mnemosyne caucasia Verity, 1911, voletant le long d’un torrent bordé de pâturages, à l’altitude 2800 m. Après vérification, ce n’est pas anormal. Alors que l’espèce vole en mai et juin dans les autres provinces turques, dans cette chaîne de montagne, on rencontre au-dessus de 2500 m des populations à l’émergence beaucoup plus tardive, désignées par la sous-espèce caucasia. Son aspect est en outre assez particulier, assez grand avec des taches noires particulièrement petites.
À l’extrémité ouest du massif, profitant de l’altitude du col « Ovit Daglari », 2640 m, je tente ma chance dans des éboulis vers 3000 m : sans succès pour les Parnassius, et très peu de Rhopalocères observés (parmi eux un machaon égaré). Le pâturage bovin et ovin appauvrit considérablement la flore sur ce secteur ; une relative diversité ne subsiste que dans les rochers au voisinage des résurgences. P. nordmanni est certainement présent non loin (à en croire les références historiques), mais sans doute très localisé, sa rencontre demeure aléatoire.
Le 11 août, avec la chance du débutant, dans le centre du massif, cette magnifique espèce m’apparaît en nombre sur un éboulis basaltique, à 3200 m d’altitude en exposition ouest. Le biotope est singulier car extrêmement minéral, avec très peu de végétation et encore moins de fleurs : voir (photos) la composée jaune, seule fleur sur laquelle j’observe un individu (mâle) butinant mais il n’avait que très peu de choix. De loin, on n’imagine pas rencontrer un tel insecte en ce lieu, à hauteur des névés et du pied des glaciers. D’ailleurs quasiment aucune autre espèce de rhopalocère ne le fréquente, à part des Aglais urticae portées par le vent. Le biotope ne mesure que quelques centaines de mètres de côté, et aucun Parnassius ne semble s’en éloigner. Mon guide m’affirmera ensuite avoir prospecté plusieurs années à proximité sans découvrir cette population ; compte-tenu de son extension, ce n’est pas surprenant.
Je n’ai pas su reconnaître de corydale. On peut supposer que la plante est limitée à ces conditions écologiques strictes. Sur ce site, les femelles, survolant sans cesse l’éboulis, sont en plus grand nombre que les mâles (au fond blanc plus pur, taches noires des antérieures moins développées et taches des postérieures plus rouges qu’orangées). Un vol nuptial fut observé, mais pas de femelle s’arrêtant pour la ponte (ponte en vol ?).
P. nordmanni thomai est un taxon très exigeant pour ses biotopes. Son aire est vraisemblablement constituée de petites populations isolées, pour la plupart non recensées, inféodées à une ou quelques espèces végétales peu répandues.
Remerciements
Très vifs remerciements à Murat Genç pour son accueil chaleureux et ses indications précieuses, sans lesquelles cette courte expédition aurait très certainement été infructueuse, à Jean-François Charmeux pour l’identification des lycènes et, comme toujours, à Jean-Marc Gayman pour la mise en forme de ce reportage.
Bibliographie
• Baytas, Ahmet, 2007. A field guide to the Butterflies of Turkey (guide compact avec bonnes photos de presque toutes les espèces, et répartition par régions).
• Hesselbarth et alii, 1995. Die tagfalter der Türkey (trois gros volumes avec une impressionnante collection de spécimens représentés en recto et verso, cartes précises et liste détaillée des références historiques de capture).
• Tshikolovets, V., 2003. Butterflies of Eastern Europe, Urals and Caucasus. An illustrated guide, Kyiv – Brno, 176 p.
• Tshikolovets, V., 2011. Butterflies of Europe and the Mediterranean area (intéressant pour l’aire couverte mais avec des cartes de répartition des sous-espèces peu lisibles et des photos nombreuses mais trop petites à mon goût).
Sites internet
• L’excellent site de l’association AdaMerOs Kelebek – Butterflies of Turkey, communauté nombreuse de photographes répartis sur toutes les régions du pays.
• Trakel – Türkiye’nin Kelebekleri (site turc dédié aux photos de papillons)
• Kelebek-Türk Türkiye’nin Kelebekleri (autre site de photos de papillons)
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Ces photos de Parnassius nordmanni en vol sont superbes, bravo !
Comme on me l’a fait observer avec pertinence, Vadim Tshikolovets ne distingue pas la sous-espèce thomai décrite par de Freina en 1980 de l’espèce nominale, dans son ouvrage sur l’Europe et le bassin méditerranéen cité en référence. Je lui ai posé directement la question des raisons de ce choix, voici sa réponse (communication personnelle):
« Of course, population from Turkey and Lesser Caucasus is isolate from nominotypical (Great Caucasus) and have some differentiation. But if you check big series from different localities of both part of area you can’t determinate where is right thomai (but really big series). Some specimens of thomai population the same as from Gr. Caucasus, and from typical nordmanni nordmanni some similar to thomai.
But I don’t see mistake if colleagues use name thomai as good ssp. Because systematic all time move, new methods of study, new scientists, and different view on the same problems. »
Le débat n’est donc pas tranché…