Le cauchemar de Wallace
(Cliquer sur cartes & photos pour un meilleur effet !)
Depuis les années 1980, plusieurs membres de l’ALF ont visité le célèbre site entomologique de Bantimurung (Sulawesi Selatan, en Indonésie). Ces dernières années (2007, 2008, 2009) nos amis n’ont pu que déplorer la dégradation du site et le déclin de sa richesse faunistique.
Bantimurung est réputé autant pour la diversité des espèces (A. R. Wallace y avait dénombré 250 taxa) que pour leur extraordinaire abondance. Deux caractéristiques bien connues de la faune de Sulawesi (voir Vane-Wright & de Jong, 2003) sont le fort taux d’endémisme et la grande taille des papillons, plus spécifiquement des Papilionidae. Le 16 août 2007, en moins de deux heures, j’identifiais au moins 23 espèces dont 10 de Papillionidae.
A. R. Wallace et Bantimurung
A. R. Wallace a séjourné à Màros et Bantimurung de juillet à novembre 1857 où il a collecté de nombreux spécimens (oiseaux, mammifères, insectes) et décrit de nouvelles espèces. À la même époque, il élabore les grandes lignes de sa théorie de l’Évolution qu’il communiquera bientôt à Charles Darwin et décrit ce qui deviendra la « ligne Wallace ». Enthousiasmé par l’intérêt du site (contrastant avec la monotonie de la plaine de Makassar), Wallace qualifie Bantimurung de « Kingdom of Butterflies ». Il évoque certaines de ses captures de papillons dans cette lettre de Makassar datée du 1er décembre 1856.
Pour en savoir plus sur A. R. Wallace :
• The Alfred Russel Wallace Page
• Wikipedia
Dans les extraits ci-dessous (les ajouts entre parenthèses sont de lepidofrance.fr), Alfred Russel Wallace évoque son séjour près de Màros et sa visite à Bantimurung (juillet à novembre 1857) :
“I have rarely enjoyed myself more than during my residence here (Màros). (…) Then what delightful hours I passed wandering up and down the dry river-courses, full of water-holes and rocks and fallen trees, and overshadowed by magnificent vegetation ! I soon got to know every hole and rock and stump, and came up to each with cautious step and bated breath to see what treasures it would produce. At one place I would find a little crowd of the rare butterfly Tachyris zarinda (Appias nero zarinda), which would rise up at my approach, and display their vivid orange and cinnabar-red wings, while among them would flutter a few of the fine blue-banded Papilio. Where leafy branches hung over the gully, I might expect to find a grand Ornithopthera (Troides) at rest and an easy prey. At certain rotten trunks I was sure to get the curious little tiger beetle, Therates flavilabris. In the denser thickets I would capture the small metallic blue butterflies Amblypodia (Lycaenidae : Theclinae, probablement Amblypodia narada confusa) sitting on the leaves, as well as some rare and beautiful leaf-beetles of the families Hispidae and Chrysomeliodae. (…)
About the latter part of September a heavy shower of rain fell, admonishing us that we might soon expect wet weather, much to the advantage of the baked-up country. I therefore determined to pay a visit to the falls (Bantimurung) of the Màros river, situated at the point where it issues from the mountains – a spot often visited by travelers and considered very beautiful. (…) It was along the path between the lower and the upper falls, and about the margin of the upper pool, that I found most insects. The large semi-transparent butterfly, Idea tondana (Idea blanchardii marosiana), flew lazily along by dozens, and it was there that I at length obtained an insect which I had hoped but hardly expected to meet with the magnificent Papilio androcles (Graphium (Pathysa) androcles), one of the largest and rarest known swallow-tailed butterflies. During my four days’ stay at the falls I was so fortunate as to, obtain six good specimens. (…) When the sun shone hottest about noon, the moist beach of the pool below of the upper fall presented a beautiful sight, being dotted with groups of gay butterflies – orange, yellow, white, blue and green – which on being disturbed rose into the air by hundreds, forming clouds of variegated colours.
Such gorges, chasms, and precipices as here abound, I have nowhere seen in the archipelago.”
Alfred Russel Wallace, The Malay Archipelago, Periplus editions, Singapore, Hong-Kong, Indonesia, 2008, 488 p., pages 176 à 179.
Un karst tropical
La région de Bantimurung est karstique. Il s’agit d’un plateau calcaire (tel ceux des Causses en France) fortement attaqué par l’acidité des pluies tropicales. L’érosion chimique démantèle le plateau en excavant des pitons aux parois abruptes, néanmoins couvertes d’une dense végétation du fait de l’humidité du climat. Les géographes et géologues désignent ces formations comme des « karsts à pitons » ou des « karsts à tourelles ». Les plus célèbres sont ceux du Guilin en Chine du Sud, de la baie d’Halong au Vietnam, de la baie de Phang Nga en Thaïlande.
Dans ces formations géologiques, les eaux dissolvent aussi le calcaire en profondeur, le long des diaclases ou fissures. Les grottes sont nombreuses (certaines, à Gua Leang Leang, dans le voisinage de Bantimurung, présentent des peintures rupestres datées de 8000 à 30 000 années) et les rivières sont surtout souterraines. Lorsque ces eaux sortent de la roche, elles présentent une couleur d’un bleu intense, caractéristique de leur forte teneur en carbonates. Ce sont ces sels minéraux qui attirent les papillons sur leurs berges ou dans les zones exposées au souffle humide des cascades. Voilà pourquoi les rhopalocères de la région se rassemblent au bord des lacs et de la rivière et à proximité de l’Air Terjun (la chute d’eau de Bantimurung).
Au Laos, à une trentaine de kilomètres au Sud de Louang Prabang, les cascades de Tad Kouang Si et leurs eaux carbonatées, formant de spectaculaires et lumineux bassins, séduisent aussi nombre de papillons.
Le premier lac de Bantimurung
Autrefois (encore en 2002), on admirait des nuages et des tourbillons de papillons en aval de la grande cascade. Aujourd’hui, les papillons viennent toujours mais en contingents réduits. Les rives boueuses du lac situé à un kilomètre en amont, moins fréquentées, sont plus favorables aux lépidoptères qui y viennent « mud-puddler ».
Le second lac de Bantimurung
En aval de la grande cascade
C’est la zone où les papillons sont les plus affectés par l’afflux de visiteurs (promeneurs du dimanche, familles pique-niquant, jeunes s’ébattant sous la cascade ou dans la rivière, touristes). En outre, les autorités ont cru bon de cimenter une bonne partie des rives de la rivière où, jadis, des centaines de lépidoptères venaient « mud-puddler ». C’était, nolens volens, programmer la destruction d’un site naturel exceptionnel au nom d’intérêts commerciaux. À une cinquantaine de mètres de là : le Musée entomologique de Bantimurung. Lorsque nous avons voulu le visiter en août 2007, il était fermé et, visiblement, en déshérence depuis longtemps.
Un haut-lieu du commerce entomologique
Juste avant les guichets d’entrée du Taman (Parc) naturel de Bantimurung, une grande place fait office de parking. Côté Nord, les étals des marchands de souvenirs ; côté Sud, les boutiques (souvent aussi des restaurants) des marchands pour entomologistes. Les lépidoptères et coléoptères qu’ils proposent proviennent non seulement de Sulawesi Sud mais de l’ensemble de cette partie du monde : Kalimantan, Sumatra, Java, Maluku (Moluques), Papua, Papouasie Nouvelle Guinée, voire Australie. Ils ont « pignon sur rue » et sont connus des collectionneurs ou scientifiques de Tokyo comme de Paris. Leurs prix, loin d’atteindre ceux des marchés européens, n’en sont pas moins négligeables. Ils ne délivrent pas (sauf exception ?) de CITES.
Destruction du site et massacre (de masse) de papillons
A. R. Wallace avait compté 250 espèces de rhopalocères à Bantimurung en 1857 et avait ainsi qualifié la zone de » Royaume des papillons ». Le recensement, réalisé en 2005 par le Professeur Sila Mappatoba (Université Hasanuddin de Makassar), n’avait dénombré que 125 taxa. La dernière étude s’arrête à 108 espèces, toujours pour la seule zone du Parc (d’après Trubus News). Ce triste déclin s’explique par au moins deux facteurs principaux :
– au niveau local : la multiplication des carrières et des cimenteries (l’exploitation du calcaire du karst) à proximité du Parc de Bantimurung : pollution, dévastation des habitats.
– au niveau du Parc « naturel » lui-même : sa transformation progressive, selon une politique délibérée des autorités, en Luna-Park, en aire de loisirs pour les habitants de Makassar qui viennent en foule le week-end, perturbent les papillons, détruisent les biotopes et s’en retournent en achetant des insectes en guise de souvenirs (papillons étalés, coléoptères sous résine, insectes porte-clés, etc.). Il est très probable que ces papillons ne proviennent pas d’élevage mais sont capturés sur le site, en dépit de son statut de « Parc naturel » où seuls les entomologistes étrangers sont interdits de chasse !
Pour preuves de ce vandalisme institutionnel : l’abandon du Musée entomologique contrastant avec les aménagements récents de loisir : aires cimentées, manèges, zones de pique-nique, terrains de jeux pour les enfants, etc., à l’intérieur du Parc, là où précisément tourbillonnaient des milliers de papillons.
Comme ailleurs en Indonésie (destruction des forêts primaires de Sumatra, de Kalimantan, de Papua au profit de la culture des palmiers à huile), les autorités de Sulawesi Selatan manifestent leur mépris du « développement durable » et de la protection de la nature, organisent la disparition d’un site naturel exceptionnel et font de Bantimurung le « cauchemar de Wallace ».
Bibliographie & Webographie
• VANE-WRIGHT, R. I. & de JONG, R., The Butterflies of Sulawesi. Annotated checklist for a critical island fauna, Leiden, Nationaal Natuurhistorisch, Zoologische Verhandelingen, 2003, 268 p
• Rhopalocères de Sulawesi Sud : (Papilionidae, Pieridae, Nymphalidae, Riodinidae, Lycaenidae). An Illustrated Checklist. Southeastern Sulawesi includes mainland, Buton, Kabaena, Muna, Wowoni and Muna Islands, and Kep. Tukangbesi.
• The Equator in Indonesia : Bantimurung (site japonais : belles photos)
• The Alfred Russel Wallace Page
• A.R. Wallace : Wikipedia
On ne peut que confirmer la déception de l’entomologiste arrivant pour la 1ère fois en ce lieu mythique, profondément maltraité.
J’ajouterai même que cet été, les marchands n’avaient rien d’intéressant à vendre … à part T. celebensis.