par Laurent Voisin
Le sud est de la Turquie, sous la diagonale anatolienne, est sur le plan biogéographique en continuité avec l’Iran. Ces régions du Kurdistan accueillent plusieurs espèces et sous-espèces de Parnassiinae peu répandues.
Un court séjour du 14 au 16 mai 2015 m’a permis d’observer dans la même localité trois espèces intéressantes. Sur les conseils des membres de l’association turque Adameros Kelebek (M. Zenel Cebeci), je me suis rendu à Ovaçik, petite bourgade de la province de Tunceli, proche de l’aéroport de la ville d’Elazig. À l’extrémité de la vallée de la rivière Munzur (Parc national), j’ai été accueilli chaleureusement et efficacement guidé sur deux sites très intéressants par une photographe de papillons, Mme Seyhan Yurek (dont le mari a amicalement servi d’interprète en anglais). Pour les identifications des imagos, chenilles et plantes hôtes, M. Frédéric Carbonell, excellent connaisseur des espèces kurdes entre autres, a répondu avec le plus grand dévouement à mes multiples interrogations et m’a beaucoup appris.
Ce petit reportage illustre par l’exemple d’un site limité la présence de ces espèces dans ces très vastes régions montagneuses.
Biotope 1
Le premier biotope étudié est situé entre l’agglomération et la rivière, il s’étale sur plusieurs kilomètres sur différents niveaux de terrasses alluviales. Les zones les plus plates sont occupées en pâturage extensif, sans clôture. Certaines parties peu pentues, comme la plupart des talus de terrasses alluviales, sont très caillouteuses, beaucoup de galets affleurent. C’est sur ces terrains que l’on trouve en abondance l’aristoloche Aristolochia bottae Jaub. & Sp, en fleurs à cette saison. L’altitude est d’environ 1200 m. Ce biotope se réduit plus en val avec l’entrée dans une zone de gorges. Vers l’amont il s’interrompt alors que la vallée se rétrécit de nouveau, avec une nette rupture de pente.
À la mi-mai, les espèces du genre Archon sont en fin de vol, et en particulier A. apollinaris (Staudinger, 1892). En revanche on observe facilement des petites chenilles, ou avec un peu de chance des œufs.
Les petites chenilles se dissimulent dans une feuille dont les bords sont collés avec de la soie, les feuilles occupées sont en partie flétries ce qui permet de dénicher facilement les chenilles.
J’ai eu la chance d’observer la ponte d’une femelle apollinaris.
Les poils sous les palpes labiaux noirs sont de couleur crème (entièrement noirs chez A. apollinus).
Les individus de l’espèce Allancastria deyrollei Oberthür, 1869 sont nombreux et très frais, et butinent les nombreuses fleurs du site. Pas de ponte observée, mais a priori ils utilisent la même plante hôte.
D’autres espèces vues sur le biotope 1 :
Biotope 2
Le second biotope exploré est éloigné du premier d’une dizaine de kilomètres vers le nord, au pied des montagnes qui entourent la plaine d’Ovaçik et culminent vers 3000 m d’altitude. Il s’agit des flancs sud d’une moraine glaciaire, avec des sols également très caillouteux, vers 1500 m d’altitude. Les torrents, issus des hautes montagnes et traversant la plaine d’Ovaçik pour se jeter dans la Munzur, pourraient constituer des corridors écologiques entre ces deux milieux très différents sur le plan géomorphologique.
La même aristoloche est découverte, toutefois beaucoup moins abondante et avec une floraison moins avancée. Aucune chenille n’est trouvée. Allancastria deyrollei est bien présent, et des individus du genre Archon également, vraisemblablement A. apollinaris (petite taille et usés). La présence de A. apollinus est incertaine sur ce biotope d’altitude.
De très belles plantes sont fleuries à cette époque à Ovaçik, avec de nombreuses endémiques de la région. En aval, la forêt est parsemée de pivoines arbustives sauvages (vues depuis le minibus !)
Cette localité présente donc un exemple de sympatrie (au moins sur le biotope des bords de la rivière Munzur) des deux espèces voisines du genre Archon, ce qui n’est pas fréquent (F. Carbonell, communication personnelle). En revanche, la cohabitation de l’une ou l’autre avec Allancastria deyrollei ne serait pas rare. Les trois semblent en compétition sur la même aristoloche dans cette région, ce qui permettrait de comprendre un principe général d’exclusion au moins entre les deux espèces du genre Archon. L’hybridation n’est pas évoquée dans la littérature. Plus à l’ouest (grossièrement au-delà de la diagonale anatolienne), Archon apollinaris et vraisemblablement son aristoloche sont absents. Au contraire, Archon apollinus se retrouve très largement jusque dans les îles grecques côtières de la Turquie, et consomme d’autres espèces du même genre. Quant à Allancastria deyrollei, l’espèce cède sa place à A. cerisyi, très semblable en aspect de l’imago, plus loin à l’ouest et au sud dans les zones côtières de la Méditerranée.
Le cycle de A. deyrollei est assez nettement décalé dans la saison, ce qui permettrait une cohabitation plus facile avec l’un ou l’autre des Archon, respectivement à l’est et à l’ouest de la diagonale anatolienne.
Ces questions d’espèces proches plus ou moins inféodées à des plantes-hôtes exclusives ou non, permettent de distinguer facilement :
– un type d’espèce généraliste au niveau trophique, adaptée à des biotopes divers, parfois même secondaires ou dégradés, et ainsi répartie sur des aires très vastes (à l’extrême Papilio machaon), opportuniste et très peu vulnérable ;
– un type d’espèce spécialisée, adaptée à un biotope à fortes contraintes écologiques, et ainsi moins répandue (à l’extrême Papilio saharae), assez ou très vulnérable.
Il arrive donc que l’espèce généraliste vienne marcher sur les plates-bandes d’une espèce spécialisée, avec l’opportunité de sa polyphagie. On peut se demander s’il s’agit d’un retour suite à une inversion d’évolution climatique, dont la première phase aurait permis l’isolement génétique et la différenciation de l’espèce spécialisée? Des phénomènes d’introgression génétique seraient-ils alors favorisés ? L’espèce spécialisée serait-elle vouée à disparaître ? Beaucoup de questions posées par ces Papilionidae méditerranéens, pourtant peu nombreux en espèces indiscutables (une vingtaine).
D’autres espèces très proches mais séparées géographiquement sont à trouver sur leurs milieux spécifiques en Iran dans les montagnes du Louristan : Allancastria louristana Le Cerf 1908 et Archon bostanchii (décrit initialement comme Archon apollinaris bostanchii Freina et Naderi, 2003 ; puis élevé au rang d’espèce par Carbonell et Michel, 2007 : Archon bostanchii). C’est sans doute plus compliqué qu’au Kurdistan turc, actuellement très accueillant pour un touriste étranger.
Bibliographie
• Baytas, Ahmet, 2007. A field guide to the Butterflies of Turkey (guide compact avec bonnes photos de presque toutes les espèces, et répartition par régions).
• Frankenbach, T., Bollino, M. & Racheli T., 2012. Papilionidae XIV. Hypermnestra, Luehdorfiini, Zerynthiini. Goecke & Evers, Keltern.
• Hesselbarth et alii, 1995. Die tagfalter der Türkey (trois gros volumes avec une impressionnante collection de spécimens représentés en recto et verso, cartes précises et liste détaillée des références historiques de capture).
• Tshikolovets, V., 2011. Butterflies of Europe and the Mediterranean area (intéressant pour l’aire couverte mais avec des cartes de répartition des sous-espèces pas très lisibles et des photos nombreuses mais trop petites à mon goût).
• Sites internet : http://www.adamerkelebek.org, excellent site de l’association AdaMerOs Kelebek – Butterflies of Turkey, communauté nombreuse de photographes répartis sur toutes les régions du pays
• http://www.trakel.org/kelebekler (site turc dédié aux photos de papillons)
• http://www.kelebek-turk.com (autre site de photos de papillons)
Remerciements
Aux membres de l’Association ADAMEROS KELEBEK pour les attentions qu’ils m’ont accordée, et particulièrement Mme S. Yurek, F. Carbonell pour ses conseils judicieux et expertises pointues sur mes questions de béotien, J-M. Gayman pour sa relecture et mise en forme attentives comme toujours.
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