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Par : Bernard PLATEVOET – texte & photos
(NDLR : quelques espèces, citées dans le texte mais non photographiées par l’auteur, sont illustrées par des clichés réalisés par d’autres entomologistes)
Après un hiver interminable et un printemps désastreux on pouvait s’interroger sur l’abondance et la variété des populations de papillons « de jour » qu’on verrait durant l’été 2013 : allions-nous encore une fois connaître un été atypique, comme en 2011, – un véritable « hiver entomologique » après quatre mois de chaleur printanière ! – avec encore une quasi absence des rhopalocères d’été ? Il m’est apparu intéressant d’une part de suivre l’évolution des populations au cours de l’été afin de mesurer les conséquences de ce début d’année bien étonnant, et d’autre part de faire une ébauche d’inventaire des espèces de papillons présents en Périgord vert.
Méthode
Pour faire cet inventaire j’ai suivi, autour de mon village, (Piogeat, commune de Milhac-de-Nontron, Dordogne) un parcours type traversant plusieurs milieux différents, en faisant des comptages régulièrement au cours des deux mois d’été. À une altitude variant entre 210 m et 170 m, les comptages se faisaient tous les 2 à 4 jours entre 11h et 17h, la température était relevée en milieu d’après midi comme la tendance globale du temps. Notons de suite que l’été 2013 fut plutôt favorable, température élevée entre 25°C et 35°C, ensoleillement important, précipitations faibles et espacées, le temps fut dans l’ensemble d’une grande stabilité. Quatre milieux principaux ont été étudiés : prairie, chemin creux, lisière de bosquet en bordure de ruisseau et jardin arboré.
Les espèces ont été photographiées le plus souvent possible et seront présentées dans leur biotope favori. Toutefois on verra par la suite qu’on peut définir trois types d’espèces : les espèces exclusives qui ne fréquentent qu’un milieu précis, les espèces opportunistes qui fréquentent plusieurs milieux voire tous, les espèces occasionnelles qui traversent les milieux au gré de leur périple journalier ou qu’on observe sur une plante particulièrement attractive mais dont l’effectif reste en fin de compte faible.
Des données chiffrées permettront ensuite de suivre l’évolution des populations pour les principales espèces observées et de construire ainsi un bilan de la répartition des espèces au cours de ces deux mois, de définir le pourcentage que représente chaque espèce ou famille dans la population globale de cette région.
Faisant le bilan de ce travail, on pourra juger de la biodiversité de cette partie du Périgord, des facteurs climatiques et agricoles particuliers à cette région et spécifiques à 2013 pouvant rendre compte des résultats obtenus.
L’inventaire entomologique
La prairie
C’est de loin le milieu le plus riche en espèces (31) et en nombre, environ 50% de l’effectif compté journalier. Les secteurs de prairie bien fleurie et non broutée constituent le milieu le plus favorable, un secteur en friche et broussaille s’est révélé riche également, par contre la prairie broutée reste pauvre en espèces et plus encore la partie entretenue du jardin (tonte régulière).
Espèces exclusives
C’est le biotope de Clossiana dia mais surtout des Melliteae très abondantes qui y butinent et s’y accouplent, les femelles pondant dans la seconde quinzaine d’août. Quatre espèces sont présentes simultanément : si Cinclidia phoebe et Mellicta parthenoides sont courantes, Didymaeformia didyma est la plus abondante avec de nombreuses variations de couleur en particulier chez la femelle ; par contre, Melitaea cinxia est la plus rare.
C’est aussi le domaine exclusif de Lycaenidae comme Heodes tityrus, Lycaena phlaeas, Lampides beoticus espèce réputée migrante à partir des bords de la Méditerranée.
Espèces habituelles
Maniola jurtina est abondant, Pyronia tithonus apparaît courant juillet, tandis que Melanargia galathea disparaît dès les premiers jours d’août.
Nombreux Lycaenidae divers dont : Polyommatus icarus, P. bellargus, Cyaniris semiargus, Aricia agestis, Celastrina argiolus, Everes argiades.
Colias croceus est très abondant en août, on observe couramment la femelle blanche helice (HÜBNER), des variations sur le degré de suffusion brune (aberration retronigra), ainsi qu’une forme tératologique (photo 15). Des Pieridae blancs de seconde génération comme Pieris brassicae, Pieris napi, Leptidea sinapis sont présents.
Les Hesperidae sont bien représentés avec : Pyrgus armoricanus, Erynnis tages, Ochlodes sylvanus, Thymelicus sylvestris.
Espèces occasionnelles
Iphiclides podalirius, Papilio machaon, Argynnis paphia, Fabriciana adippe, Issoria lathonia ne se posent pas ou rarement et leur occurence est toujours très faible. Brintesia circe affectionne les piquets de bois ou les pierres volantes calcaires : le mimétisme avec le support est frappant.
Le chemin creux
Milieu riche également (environ 35% de l’effectif) : sur les bords, nombreuses plantes herbacées mais aussi broussailles de Prunus spinosa et de Rubus fructicosus, quelques arbres (Quercus et Fraxinus excelsior) ménageant zones ombragées et ensoleillées.
Les espèces fréquentes
Pas d’espèces exclusives mais des espèces habituelles dominantes, telles que : Maniola jurtina, Melanargia galathea, Pyronia tithonus, des lycaenidae dans les zones ensoleillées, Pararge aegeria dans celles à l’ombre, Brentis daphne sur les ronciers jusqu’à la mi-août, les Hesperidae et Pieridae déjà cités. Maniola jurtina présente tout un éventail de formes femelles allant d’une forme foncée et une forme à ornementation orange plus importante, ce qui paraît illustrer le passage de la forme M. jurtina jurtina à la forme M. jurtina hispulla plus claire et aux taches orange plus étendues. Des variations d’ornementation sont remarquées également chez Pyronia tithonus.
Les espèces occasionnelles
Brintesia circe, Argynnis paphia, Colias croceus, Lasiommata megera, Coenonympha pamphilus, Phangaris arion arion (un seul individu en fin de vie observé, mais non photographié : nous empruntons à Luc Manil deux clichés de cette belle espèce).
La lisière de bosquet
C’est un milieu humide avec de grandes zones ombragées, formé de taillis et broussailles en bordure des arbres, le long d’un ruisseau. Les odonatoptères y prolifèrent mais moins les lépidoptères avec seulement 10% environ des papillons comptés. Cependant, on notera des spécificités remarquables :
Les espèces exclusives
Il s’agit de nymphalidés, observés sur les ronciers, fleurs ou feuilles, comme Limenitis reducta, Argynnis paphia, Ladogga camilla, Araschnia levana de seconde génération, enfin un Apatura ilia très frais, observé le 24 août, sans doute de seconde génération.
Les espèces habituelles
Ce sont Maniola jurtina et Pararge aegeria, juste à la lisière à l’ombre, Pyronia tithonus, Brenthis daphne en juillet surtout sur les ronciers, les Hesperidae avec Ochlodes sylvanus, toujours des Pieridae blancs, Aglais io et Fabriciana adippe. Quelques Lycaenidae dans les parties en herbe : des Polyommatus sp., Lycaena phlaeas, Heodes tityrus.
Le jardin arboré
C’est le milieu le plus pauvre avec 5% au maximum des individus comptés : très peu d’espèces notamment sur les parties en pelouse. On rencontre encore Maniola jurtina, Pyronia tithonus en petit nombre et quelques Pieridae blancs, rarement une mélitée.
Pararge aegeria est sous les arbres toujours sous les ombrages, souvent voit-on les mêmes individus d’un jour à l’autre reconnaissables à leurs défauts (coup de bec, usures …). Araschnia levana se montre parfois.
Par contre une abondance – qu’on peut juger artificielle – de Nymphalidae classiques sur les arbustes très attractifs comme les Buddleia et sur les touffes de lavandin. Sur les Buddleia en fleur : Argynnis paphia, Fabriciana adippe, Pieridae blancs, Gonepterix rhamni, Aglais io, Vanessa atalanta, Polygonia c-album, Iphiclides podalirius, Ochlodes sylvanus.
Les occasionnels : Papilio machaon, Colias croceus, quelques mélitées.
Bien qu’il s’agisse d’un hétérocère, citons également Macroglossum stellatarum (le Moro sphinx) qui passe sa journée à faire le tour des lavandins et des Buddleia !
L’évolution des populations
Vingt comptages ont été effectués entre le 8 juillet et le 26 août. L’effectif compté global varie de 36 début juillet à 379 papillons en août. Dans la mesure du possible, le comptage a été fait espèce par espèce, toutefois l’identification précise n’a pas toujours pu être réalisée durant le comptage : c’est le cas des Lycaenidae du groupe des Polyommatinae (azurés et argus) dont certains demandent souvent un examen après capture pour une détermination précise. Même chose dans le groupe Mellictaea où quatre espèces ont été identifiées (après capture). Cependant, la confusion demeurant possible lors du comptage pour les espèces proches, on a préféré traiter le groupe dans son ensemble.
L’utilisation des données brutes donne parfois des variations aléatoires liées à l’abaissement brutal de la température le lendemain d’un orage ou passage au vent du Nord (10°C d’écart) d’un jour à l’autre. C’est pourquoi, j’utilise plutôt des moyennes glissantes calculées de la façon suivante : Mn* = [ Nn-1 + Nn + Nn+1] / 3 (N étant le nombre compté d’individus, n le rang du comptage dans le temps. Pour les vingt comptages nous obtenons ainsi 18 moyennes.
Exemple de traitement pour Melanargia galathea :
Ces moyennes glissantes permettent un meilleur lissage des résultats en minimisant les variations erratiques des comptages bruts (en bleu) liées, par exemple, au brutal refroidissement consécutif aux orages (comptages 9 et 12). On observe que l’évolution de la moyenne glissante (en rouge) donne un résultat assez proche d’une gaussienne idéale (courbe en tiretés verts). L’effectif maximum moyen est de 56, la quasi parfaite symétrie autour de ce maximum permet de dire que les éclosions se font en une quinzaine de jours et la disparition de la population dans les quinze jours suivants. Les deux points d’inflexion de la gaussienne se situe entre le 15/7 et le 30/7 montrant que la durée de vie du papillon est autour de quinze jours. En ce sens, le résultat obtenu avec Melanargia galathea apparaît comme un cas d’école.
Il ne va pas en être de même pour les autres espèces étudiées qui demeurent souvent bien au-delà des deux mois d’étude.
Évolution des populations à fort effectif :
Ce sont surtout Maniola jurtina, dont l’effectif ne cesse de croître au cours des deux mois, et Pyronia tithonus, dont la période de forte éclosion se situe dans la deuxième quinzaine de juillet, puis qui régresse lentement (décalage entre l’éclosion des mâles et des femelles ?). Pour ce qui concernent les Lycaenidae, les Mellicteae et Colias croceus, l’abondance maximale semble atteinte deuxième quinzaine d’août. Enfin, on peut voir que l’évolution de la population globale de Lépidoptères (tiretés noirs) se calque fortement sur l’évolution de Maniola jurtina qui est de loin le papillon le plus abondant (jusqu’à 155, fin août). Les épisodes de refroidissement sont visibles dans l’abaissement des effectifs (moyennes 11-12-13, par exemple).
Évolution de quelques espèces à faible effectif :
Malgré les effectifs plus faibles, des tendances avec maximum sont nettement définies pour la première génération d’Aglais io, Iphiclides podalirius, Pararge aegeria, Argynnis paphia. L’évolution des Hesperidae est plus incertaine. On peut enfin noter l’émergence de la nouvelle génération de Polygonia c-album fin août, alors que Brenthis daphne disparaît dès la mi-août.
Évolution synthétique des populations :
Évolution synthétique des populations en juillet et août 2013
Replacée dans le temps avec l’apparition, le maximum et la disparition des principales espèces, leur répartition montre la fin des espèces de printemps comme Aporia craetegi et la première génération de Mellictaea (D. dydima). L’abondance entomologique atteint son zénith au mois d’août. Alors, Limenitis reducta semble se substituer à Ladoga camilla, les Mellictaea éclosent en nombre dans la seconde quinzaine et une seconde génération d’Apatura ilia se manifeste en fin de mois. Enfin, pour M. galathea, M. jurtina et P. tithonus, on observe que l’abondance des mâles s’avère plus précoce que celle des femelles qui, par la suite, domineront en nombre leurs populations respectives.
Composition de la population moyenne au cours de l’été 2013 (principales espèces) :
À l’évidence, trois espèces dominent largement et représentent de 75 à 60% de la population. Pyronia tithonus se substitue à Melanargia galathea vers la fin juillet. La seconde quinzaine d’août correspond aux nombres les plus élevés d’individus mais aussi à la biodiversité la plus grande. C’est alors que coexistent quatre espèces de Mellictaea, plus de dix espèces de Lycaenidae, et plus d’une vingtaine d’espèces à faible effectif constituant 5 à 10% de l’effectif global. En dépit de la prédominance de trois taxa, la composition de l’éventail des espèces affiche une importante biodiversité.
Fréquence des espèces (Indice de grégarité) :
Il n’est pas étonnant de constater que Pyronia tithonus et Maniola jurtina soient largement en tête avec une fréquence moyenne de 70-80. Cela correspond bien à l’impression d’abondance, voire de pullulement, de ces espèces notamment le long du chemin creux. L’impression est identique pour Melanargia galathea mais sur un temps très bref. On peut qualifier d’opportunistes ces espèces comme M. jurtina, P. tithonus car elles ne semblent pas avoir d’exigence particulière et sont toujours présentes dans les différents biotopes. Moins abondant, Ochlodes sylvanus s’affirme également comme espèce opportuniste fréquentant tous les milieux. On trouve ensuite trois groupes à fréquence comprise entre 10 et 20. Les autres sont en dessous de 10.
Remarques finales
La population estivale de lépidoptères est donc dominée par trois espèces dont deux volent durant presque tout l’été.
Avec pas moins de 50 espèces estivales sur environ 0.5 km2, on trouve sur cette petite surface, près de 50% des espèces répertoriées en Dordogne. Elles sont communes pour la plupart mais on note aussi quelques espèces moins fréquentes, voire rares. La biodiversité dans cette partie du Périgord demeure importante.
Il ne semble pas que les aléas climatiques du printemps aient eu beaucoup de répercutions sur la population de l’été en Périgord, sans doute un décalage d’une quinzaine de jours des éclosions tout au plus. Bien au contraire, certaines espèces comme Colias croceus sont cette année particulièrement abondantes avec les Mellictaea et les Lycaenidae.
L’absence d’agriculture intensive dans la région contribue beaucoup à la préservation de cette biodiversité, de même que l’utilisation faible et en régression des pesticides. De plus, localement, le net recul de l’élevage préserve les prairies d’un pacage intensif. À l’inverse, la tonte excessive des pelouses aux abords des habitations appauvrit un « milieu » que désertent les lépidoptères.
L’aléa climatique avec un printemps désastreux, froid et humide, a favorisé la pousse des graminées au détriment des plantes à fleur. Tous les agriculteurs en témoignent, les foins furent « hauts, abondants mais pauvres » (en plantes à fleur) et de médiocre qualité. La fenaison a ainsi épargné la plupart des plantes à fleur restées basses jusque fin juin et du même coup l’ensemble des chenilles s’en nourrissant et leurs chrysalides. En outre, ces fauchages tardifs (effectués début juillet au lieu de début juin) n’ont pas détruit la majorité des chrysalides. Cela explique la prolifération des espèces citées dans l’étude. L’ensemble des paramètres rend compte de l’abondance des lépidoptères inféodés aux prairies. Telle est l’impression que nous avons eu dans ce secteur du Périgord.
Contrastant avec le début de l’année, l’été en Périgord fut doux à chaud, très stable, sans humidité ou sècheresse excessive tout au long des deux mois, ce qui semble avoir été favorable aux populations de lépidoptères. Il n’est pas certain finalement que les variations climatiques inhabituelles des six premiers mois de 2013 aient eu une conséquence si grande sur l’abondance estivale : ils en ont vu d’autres sans doute, ces lépidoptères ! La pression anthropique, par la méconnaissance et le non respect des milieux biologiques, semble tellement plus déterminante quant à l’appauvrissement de la biodiversité.
Mes remerciements vont à Paule-Marie et Alain qui m’ont accompagné lors d’un comptage, aux agriculteurs qui n’ont pas réalisé de seconde coupe en août, à Jean-Marc Gayman pour son aide dans la réalisation de ce compte-rendu.
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